Haute futaie (Jean-Joseph Rabearivelo)

Nantsain'i ikalamako
(Nalaina tao amin'ny vetso.serasera.org)
Je ne viens pas pour saccager les fruits
que tu tends, sur tes cimes inaccessibles,
au peuple des étoiles et à la tribu des vents,
non plus pour arracher tes fleurs que je n’ai jamais vues,
dans le but de m’en vêtir ou d’en cacher quelque honte que j’ignore,
moi, l’enfant des collines arides.

Mais je me suis soudain souvenu dans mon dernier sommeil
qu’était toujours amarrée avec les lianes de la nuit
la vieille pirogue des fables
qui tous les jours faisait passer mon enfance
des rives du soir aux rives du matin,
du cap de la lune au cap du soleil.

Je l’ai ramée, et me voici en ton cœur, ô montagne végétale !
Me voici venu pour interroger ton silence absolu,
pour chercher le lieu où les vents éclosent
avant d’ouvrir des ailes trouées chez nous –
trouées par le filet immense des déserts
et par les pièges des villes habitées.

Qu’entends-je ? Que vois-je, ô haute futaie ?
Voici des sons perdus qui se retrouvent et qui se perdent de nouveau
comme des fleuves souterrains
passés par d’énormes oiseaux aveugles
qu’emporte le courant rapide
pour être ensevelis sous la vase.

C’est ta respiration, ta respiration profonde
et déjà pénible comme celle d’un vieillard
qui gravit la côte de ses souvenirs
tout en descendant la pente des jours qui vont tarir.
Ta respiration, et celle de tes oiseaux innombrables,
et celle de tes branches broutées par tout un monde apocalyptique.

Mais que puis-je voir dans ta nuit sans couleur,
dans ta nuit plus éternelle que la mort des vertueux
et que la vie des misérables,
ô grotte de feuilles dont une issue se trouve peut-être au bord des mers
et l’autre dans l’abîme de l’horizon,
ô toi qui es pareille à un arc-en-ciel reliant deux continents ?

Je ne verrai que le soleil qui se débat,
– comme un sanglier sagayé dans les buissons de l’azur –
sanglier de lumière pris dans les rets puissants
que tu tends au milieu de fruits mûrs et de fleurs durables,
là-haut, là-bas, à l’extrême limite
où le génie de la terre et la force de l’arbre peuvent se rencontrer.

Mais, plus tard, bien que des jours aussi innombrables
que tes feuilles successives soient déjà tombés dans l’éternité,
bien que les nuits septuples aient plus de sept fois épaissi la nuit du temps,
tant que je pourrai cueillir les matins en fleurs
au bout de la tige brisée des soirs,
je garderai toujours le souvenir de ton silence et de ta clarté étranges.

Ils seront comme des galets projetés sur le sable
et ramassés par un vieux marin
qui les emporte chez lui et les place près de la coque
d’une minuscule pirogue à balancier
achetée dans une île lointaine que le rêve seul habite,
mais où des cabanes bordent la mer.

Ils seront plutôt comme des billes d’ébène,
de bois de rose ou d’autre essence précieuse
que je mettrai sur ma table
où ton souvenir les sculptera patiemment
pour en faire des fétiches aux yeux de verre,
des fétiches silencieux au milieu de mes livres.
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